Méfiez-vous ! Elle est enfin chez nous. La démocratie d’Aristote. Sa longue marche depuis Athènes en 507 avant J.C, jusqu’à l’avènement du Printemps arabe en Janvier 2011, n’a fait que réaffirmer son caractère inéluctablement universel. Cependant, il est regrettable que cette arrivée triomphale dans le Monde arabo-musulman, déchante certaines élites occidentales, au moment même où le mouvement Occupy Wall Street et les Indignés d’Europe continuent de faire des émules à travers le Monde entier, annonçant la nouvelle lutte des classes : Les 1 % contre les 99 %. Le tollé contre la montée des islamistes modérés en Tunisie, raisonnable ou exagéré, reste l’exemple type de ce déchantement.
En réalité, ce volte-face était encore il y a quelques mois, imprévisible, invraisemblable, voire impensable ! Après les longues décennies grises des oligarchies despotiques et les quelques éphémères démocraties de façade, le Monde arabo-musulman s’est réveillé enfin par le Printemps arabe.
La révolte des peuples de la région contre des régimes corrompus et liberticides marque un instant grave de l’histoire. Avec le Printemps arabe, ou Printemps arable pour certains, les symptômes cliniques de l’effondrement incontestable de l’ancien paradigme sont désormais établis.
Cette vaste partie du Monde, qui s’étend de Nouakchott à Jakarta, était quasi impénétrable à toute alternance démocratique au pouvoir par la voie régulière des urnes. Mais, il est évident que l’Arabellion a surpris tout le monde. L’occident, qui avait longtemps parié sur la stabilité de régimes despotiques comme meilleur rempart contre l’islamisme et le terrorisme, est entrain de perdre, tout simplement, son pari. L’alibi d’incompatibilité entre Islam et Démocratie n’était qu’un pur stratagème.
Si l’événement majeur du Printemps arabe devrait mettre fin au mythe d’exception vis-à-vis de la démocratie, mais pourquoi donc tout ce tollé contre la montée des islamistes modérés en Tunisie ?
Est-ce le risque de voir l’arbre islamiste cacher la petite forêt d’une démocratie providentielle qui pourrait fleurir sur l’autre rive de la méditerranée ? Est-ce que la propagation du syndrome islamiste dans les pays révoltés ou en cours de révolte, serait plus épouvantable que l’absence complète de toute démocratie ? Les alarmistes et les sceptiques ont-ils raison ? Ou leur défiance serait plutôt exagérée ?
La démocratie, qui est réputée être le pire des régimes politiques à l'exception de tous les autres, est-elle l’incarnation idéalisée d’une pensée immortelle conçue par d’anciens philosophes occidentaux ? Ou plutôt la fille involontaire des rapports de forces indécis de la géographie et de la politique ?
Apparemment, la logique d’instrumentalisation des idéaux aux fins politiciennes et la logique de deux poids deux mesures demeurent d’actualité. On s’alarme pour l’islamisme modéré en Tunisie et, on tolère l’islamisme Wahhabite en Arabie Saoudite, qui avait pourtant enfanté les Salafistes d’Al-Qaïda, ceux des Talibans et d’Aqmi! On se confine dans les crédulités du 11 septembre et on oublie que la confusion entre Islam et terrorisme n’a servi qu’à donner des bouffées d’oxygène supplémentaires aux despotes du monde arabo-musulman. Au bout du compte, ces régimes, qui étaient incapables ni d’opérer les changements nécessaires, ni de contenir les implosions internes et moins encore à faire face aux menaces extérieures, n’ont pas survécu à l’Arabellion.
En réalité, la complexité séculaire de la problématique du pouvoir dans la littérature et la tradition politique arabo-musulmane, tout comme la persistance du phénomène despotique avait longtemps été interprétée comme le signe majeur d’un retard culturel caractéristique qui rendrait le monde arabo-musulman absolument inapte à la démocratie.
Par le passé, des facteurs endogènes déterminant le fonctionnement des sociétés arabo-musulmanes traditionnelles, ont favorisé la persistance des régimes despotiques et l'inertie des populations qui restaient souvent incapables de se révolter contre la dictature. Quelque part, dans l’imaginaire collectif arabo musulman, le despote était vu comme le représentant de Dieu sur la terre. A ce titre, il profite d’un pouvoir absolu pour régner. Depuis lors, cette perception n’a pas beaucoup changée.
A juste titre, le Printemps arabe annonce, une nouvelle révolution culturelle au niveau des modes opératoires de pensée et de comportement socioculturel au sein des sociétés arabo-musulmanes. Pour la première fois depuis des siècles, l’effet des transformations du Printemps arabe bouleverse la pertinence épistémologique des notions classiques de la sociologie politique, comme la "Al-assabiya" ou "esprit de clan" et le "khourouj" ou insurrection, élaborés au 14éme siècle par le philosophe Ibn Khaldoun, pour expliquer le fondement et la dynamique des luttes perpétuelles pour s'accaparer le pouvoir dans les sociétés arabo-musulmanes.
Alors que ces aspects positifs importants sont passés sous silence, c’est plutôt le discours de la méfiance ancestrale qui est actuellement mit de l’avant par les politiques et les médias. Comme si tous les vents sont bons pour semer les grains de la discorde par l’instrumentalisation et la diabolisation de l’islam !
Ainsi, après le mythe de l’exception du Monde arabo-musulman, la vague de l’islamophobie et la confusion de l’Islam avec le terrorisme, vient aujourd’hui le tour pour dénoncer l’incompatibilité de l’islamisme avec la démocratie. La question qui se pose en réalité serait plutôt : Qu’est-ce que les islamistes modérés peuvent apporter d’original pour pacifier les rapports sociopolitiques, conjurer les démons de l’anarchie et promouvoir un développement socioéconomique équilibré et durable dans leurs pays, en cas d’élection transparente.
Dans la foulée, les alarmistes d’aujourd’hui semblent oublier que par le passé, une grande partie des élites politiques occidentales, n’a cessé d’encourager les régimes despotiques du monde arabo-musulman à verrouiller les moindres espaces de liberté et à poursuivre imperturbablement la cruauté envers leurs populations au grand mépris de la démocratie et des droits humains.
Sur le plan intérieur, le manquement regrettable des élites politiques et des intellectuels arabo-musulmans à leur devoir de veille et de contestation a finalement sonné le glas de la faillite des intelligentsias nationales. Face à l’abîme, ces élites ont été souvent compromises ou muselées. Après les années de gloire du nationalisme arabe, la protestation populaire avait revêtu l’habit de l'islamisme militant, qui profite aujourd’hui des largesses d’un Printemps arabe en pleine essor.
Bien évidemment, les acteurs du Printemps arabe ne sont pas souvent des islamistes, et n’appartiennent pas non plus aux autres mouvements d’opposition classique. Les vrais maîtres du jeu sont et, resterons encore pour longtemps, ces jeunes citoyens lambdas cyber-révolutionnaires, ces sorciers des NTIC et ces tenaces curateurs des medias sociaux comme facebook, twitter, et youtube. Ce sont ces jeunes activistes du Net qui ont inauguré intelligemment une nouvelle "Ère des masses numériques" à partir de la transposition du modèle des logiciels open source en informatique dans le domaine du changement social à base du virtuel. C’est ainsi que se développe et se propage actuellement les différentes versions béta du printemps arabe presque dans tous les pays du Monde. C’est la cascade des mouvements Altermondialistes, Printemps arabe, Indignés et Occupy Wall Street.
Les récentes parades de séduction lancées par les USA vis-à-vis des leaders des révolutions arabes compliquent davantage la tâche déjà lourde pour accompagner les profondes transformations en cours suscitées par ce profond changement qui s’opère dans les différents pays de la région.
Quelle crédibilité pourrait avoir des velléités démocratiques américaines aux yeux d’un Monde arabo-musulman exaspéré par leur connivence avec les régimes despotiques les plus iconoclastes ? C’est dire, combien les élites occidentales n’apprécient pas encore à quel degré le Monde arabo-musulman est profondément traumatisé par les effets dramatiques des interventions militaires américaines qui apportent à chaque fois, des lots de victimes parmi les populations indigènes en Irak, en Palestine, au Liban, en Afghanistan, au Yémen, en Libye et ailleurs ?
En démocratie, les pauvres sont rois, disait Aristote dans son livre "De la politique", parce qu’ils sont en plus grand nombre et la volonté du plus grand nombre a force de loi. C’est pourquoi, à un moment donné, la démocratie a été présentée dans le Monde arabo-musulman comme une conséquence logique du libéralisme économique.
Pourtant, ce postulat encore n’est pas toujours valide d’après l’expérience qui lui oppose un démenti formel. Le processus de privatisation entrepris dans la plupart des pays de la région, depuis des décennies n’a guère servi la promotion de la démocratie.
Les mesures drastiques d’ajustement structurel préconisées par les institutions de Bretton Woods ont conduit, dans beaucoup de pays arabo-musulmans, à la suppression de millions d’emplois et au déséquilibre des secteurs socio-économiques vitaux, précipitant ainsi la paupérisation des populations et l’effritement d'une classe moyenne qui était encore à l’état embryonnaire.
Durant de longues décennies, nombreux sont les despotes arabo-musulmans qui, souvent appuyés par leurs alliés occidentaux, ont tergiversé d’alibi en alibi, pour repousser la démocratie. Tantôt, ils se dérobaient en sacrifiant la démocratie au profit de velléités de croissance, tantôt en sacrifiant à la fois démocratie et croissance au profit de considérations de sécurité réelle ou fictive.
Ces despotes arabo-musulmans ont longtemps conservés le soutien indéfectible des puissances occidentales pour assurer leur maintien au pouvoir afin de s’assurer un accès privilégié aux ressources naturelles et aux autres avantages. Ces despotes ont ainsi réussi à asseoir le plus longtemps possible leur hégémonie et imposer leur dictature par tous les moyens de coercition : force publique, police, corruption collective et contrôle rigoureux des activités économiques de première importance. Cette sale besogne est accomplie à travers un système clientéliste mafieux aux ramifications internes et externes panachées et embrouillées.
Au bout du compte, les centaines de millions de citoyens se rendent à l’évidence. Les populations qui n’arrivent pas à jouir ni de la démocratie, ni de la prospérité et encore moins de la sécurité, se rebellent. De la frustration, du mécontentement et de la crise généralisée, naquis la révolte actuelle.
Il est regrettable que l’arrivée de la démocratie d’Aristote chez nous déchante certaines élites occidentales au moment où le mouvement anti-Wall Street et les Indignés d’Europe continuent de faire des émules à travers le Monde entier annonçant la nouvelle lutte des classes : Les 1 % contre les 99 %.
Entre sa vocation de missionnaire de la liberté et ses vieux réflexes de colonisateur, les balancements d’un Occident, profondément miné par l’influence des lobbies ésotériques, restent particulièrement révélateurs des enjeux actuels et futurs de tous les changements dans cette région. Le seul espoir raisonnable est que la rationalité des libres citoyens du Monde tend à la conciliation des rivalités plutôt qu’à l’aggravation des antagonismes réels ou fictifs.
Mohamed Saleck OULD BRAHIM
Chercheur & curator
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